15

Il était minuit passé quand ils franchirent le portail ; la grande cour baignait au clair de lune et, dans l’église, on entendait chanter matines. Ils étaient rentrés sans se presser, presque sans dire un mot, satisfaits d’être ensemble, tout simplement, comme ça leur était déjà arrivé pendant les nuits d’été ou les jours d’hiver. D’ici une bonne heure les hommes de Hugh auraient amené leurs prisonniers au château de Shrewsbury, puisque ces derniers marchaient à pied, mais avant le matin Simon Poer et ses acolytes seraient en cellule, sous bonne garde.

— Je vais attendre avec vous que les laudes soient finies, dit Hugh, quand ils mirent pied à terre près de la loge. Le père abbé voudra être tenu au courant des derniers événements. J’espère cependant qu’il ne nous demandera pas tous les détails cette nuit.

— Accompagnez-moi donc aux écuries, suggéra Cadfael, je m’occuperai de mon compagnon à quatre jambes, pendant que les autres sont encore à l’office. On m’a toujours appris que le bien-être du cheval passait avant celui du cavalier. Habitude dont on ne se défait pas.

Près des écuries, la lune donnait une lumière amplement suffisante. Grâce au calme de minuit et à l’immobilité de l’air, chaque note du service résonnait doucement et clairement. Cadfael dessella sa monture, l’installa confortablement, lui donna ce dont elle avait besoin et lui mit sur l’échiné une couverture légère pour la protéger du froid, rites qu’il avait rarement l’occasion d’accomplir à présent. Cela lui rappela d’autres chevaux, d’autres voyages, des champs de bataille à l’issue moins heureuse que cette petite escarmouche qui aurait pu mal tourner.

Hugh resta à le regarder tournant le dos à la grande cour, la tête penchée sur le côté pour suivre les chants. S’il fit volte-face ce ne fut pas parce qu’il avait entendu quelqu’un s’approcher, mais parce qu’une silhouette menue se glissa à pas légers sur les pavés blancs de lune, à côté de lui. C’était Melannguell, tout hésitante, qui, dans ce halo de lumière pâle, se tenait à l’entrée de la cour.

— Qu’est-ce que vous fabriquez dehors, à une heure pareille, ma petite fille ? s’inquiéta Cadfael.

— Je ne pouvais pas dormir, répondit-elle sans se plaindre. Tout le monde dort, personne ne s’est rendu compte de rien.

Elle se tenait très droite et calme comme si elle avait rempli chaque instant, depuis qu’il était parti, à s’efforcer de supprimer à jamais l’image de cette jeune fille désespérée, au visage souillé de larmes, qui avait cherché un peu de solitude dans son atelier. Elle avait soigneusement natté et coiffé ses longs cheveux, sa robe était impeccable et c’est d’une voix résolument calme qu’elle demanda si on avait retrouvé les fuyards. Au départ de Cadfael, elle n’était qu’une enfant. À présent c’était une femme.

— Oui, répondit-il. On les a retrouvés tous les deux. Il ne leur est rien arrivé de fâcheux. Ils se sont séparés. Ciarann continuera sa route tout seul.

— Et Matthieu ? insista-t-elle d’une voix pressante.

— Matthieu est avec un ami sûr, et il ne risque absolument rien. Nous les avons précédés, mais ils vont revenir.

Il lui faudrait apprendre à l’appeler d’un autre nom, mais ce n’était pas à lui de le révéler. L’avenir ne serait pas toujours facile non plus ni pour elle ni pour Luc Meverel. Sans un coup de pouce du destin, ces deux êtres auraient pu ne jamais se rencontrer. Sainte Winifred s’était-elle occupée de cela aussi ? Cette nuit, Cadfael était disposé à le croire et il était sûr qu’elle veillerait à ce que tout se terminât bien.

— Il reviendra, affirma Cadfael, croisant son regard candide d’où toute trace de larme avait disparu. Ne vous inquiétez pas. Mais il a subi un choc sérieux, et il vous faudra avoir recours à toute votre patience et toute votre sagesse. Ne lui demandez rien. Le moment venu, il vous dira tout de lui-même. Ne lui adressez aucun reproche...

— Dieu me garde de lui reprocher quoi que ce soit, protesta-t-elle. C’est moi qui suis à blâmer.

— Mais non, comment auriez-vous pu savoir ? Seulement, quand il sera de retour, ne vous étonnez de rien. Comportez-vous comme quelqu’un qui a soif et qui trouve une source. Il agira de même.

Elle s’était légèrement tournée vers lui, le clair de lune illuminait de façon féerique son visage comme si une lampe recommençait à brûler en elle.

— J’attendrai, dit-elle.

— Le mieux maintenant serait de retourner dormir. L’attente sera peut-être plus longue que prévu. Il a été fort secoué. Mais il viendra.

À cela elle secoua la tête.

— Je préfère rester debout, dit-elle, et soudain elle leur sourit, pâle et brillante comme une perle, puis elle tourna les talons et, vive, silencieuse, se dirigea vers le cloître.

— C’est elle dont vous parliez ? demanda Hugh, la suivant d’un regard intéressé et quelque peu sévère. La soeur du petit boiteux ? Celle que ce jeune homme apprécie tant ?

— C’est elle, dit Cadfael, fermant la demi-porte de la stalle.

— La nièce de la tisserande ?

— Exactement. Sans un sou et de famille ordinaire, répliqua Cadfael, compréhensif et très détendu. C’est comme ça ! Moi non plus, je ne sors pas de la cuisse de Jupiter. Mais je doute qu’un jeune homme qui a connu les épreuves de Luc cette nuit attache beaucoup d’importance à ces détails. Vous autres, peut-être que cela vous intéresse. J’espère que dame Juliana n’a pas l’intention de le marier à l’héritière d’un manoir voisin car d’après moi les choses en sont à un tel point, avec ces deux-là, qu’elle devra renoncer à ses projets. Un manoir, un métier, si on en est fier et qu’on s’en occupe bien, quelle différence ?

— Chez vous, une souche ordinaire a produit une pousse exceptionnelle ! déclara Hugh du fond du coeur. Et si vous voulez mon avis, votre petite demoiselle aurait meilleure allure dans un château que moult dames bien nées de ma connaissance. Écoutez, l’office se termine. Nous aurions intérêt à y aller.

L’abbé Radulphe sortit de matines et de laudes de son pas habituel, imperturbable, et les trouva qui l’attendaient quand il sortit du cloître. Cette journée miraculeuse avait été suivie – quoi de plus naturel ? – d’une nuit magnifique, incroyablement sereine et profonde, toute brillante d’étoiles, baignant dans la pâleur du clair de lune. Après la pénombre de l’église, cette orgie de lumière lui révéla clairement le calme et la fatigue marquant le visage des deux hommes.

— Vous êtes de retour ! s’exclama-t-il, et il regarda derrière eux. Mais pas tous ! Olivier de Bretagne – vous disiez qu’il s’était lancé sur une fausse piste. Il n’est pas revenu par ici. Vous ne l’avez pas rencontré ?

— Si, si, père, dit Hugh. Il va très bien et il a trouvé celui qu’il cherchait. Ils ne devraient pas trop tarder à être de retour.

— Et la catastrophe que vous redoutiez, frère Cadfael ? Vous avez parlé d’un autre meurtre...

— Personne n’a subi le moindre dommage, père, le rassura Cadfael, sauf les hors-la-loi qui s’étaient réfugiés dans la forêt. On les a rattrapés et ils sont en route, sous bonne garde, pour le château. Ce que je redoutais a pu être évité, et cette partie de la forêt ne présente plus aucun danger. J’ai dit, père, que si on pouvait retrouver ces deux jeunes gens ce serait sûrement mieux pour l’un, et peut-être pour les deux. Eh bien, on les a retrouvés à temps, père, et c’est tant mieux pour tous les deux.

— Il reste cependant cette trace de sang que nous avons vue, vous et moi, objecta Radulphe, méditatif. Vous disiez – je m’en souviens très bien – que nous avions abrité un meurtrier dans nos murs. Est-ce toujours votre avis ?

— Oui, père, mais pas comme vous l’entendez. Quand Olivier de Bretagne et Luc Meverel seront de retour, nous vous expliquerons tout, car pour le moment il y a encore des points qui nous échappent. Mais nous savons, poursuivit-il fermement, que ce qui s’est passé cette nuit a eu une issue aussi heureuse que si nous l’avions demandée dans nos prières et nous avons lieu de nous en réjouir.

— Alors, tout va bien ?

— Certes oui, père.

— En ce cas, le reste peut attendre le matin. Vous avez besoin de repos. Mais avant d’aller dormir, voudriez-vous venir vous restaurer avec moi ?

— Ma femme est sûrement inquiète, père, répondit Hugh, s’esquivant avec élégance. Pardonnez-moi, mais j’aurais scrupule à la faire attendre plus longtemps.

L’abbé les dévisagea tous deux et n’insista pas.

— Et que Dieu vous bénisse pour cela ! soupira Cadfael, gravissant pesamment la pente douce menant à l’escalier du dortoir et au portail où Hugh avait laissé son cheval. Je dors debout et même un bon vin ne me réveillerait pas.

 

La lune était couchée et le soleil pas encore levé quand Olivier de Bretagne et Luc Meverel franchirent sans hâte les portes de l’abbaye. Ils n’auraient pas su dire exactement jusqu’où ils étaient allés en cette nuit obscure, car ils ne connaissaient le pays ni l’un ni l’autre. Même quand Olivier l’avait rattrapé et lui avait adressé la parole avec beaucoup de douceur, Luc avait continué à marcher à l’aveuglette, les bras ballants, quand il n’écartait pas vaguement les buissons. Il ne disait ni n’entendait rien, à moins qu’au plus profond de lui-même il ne se rendît compte qu’on le poursuivait, mais calmement, et peut-être s’étonnait-il vaguement de l’aimable incuriosité et de la sympathie qu’on lui manifestait. Quand enfin il s’était laissé tomber dans l’herbe épaisse d’une prairie, à l’orée de la forêt, Olivier avait attaché son cheval un peu à l’écart et s’était installé près de lui, pas trop mais suffisamment cependant pour que l’autre sût qu’il était là, attendant patiemment. Passé minuit, Luc s’endormit comme une masse. Il en avait grand besoin. Il se retrouvait soudain privé de toute l’énergie qui l’avait soutenu pendant les deux derniers mois, comme si, mort, il marchait encore, incapable de mourir vraiment. Dormir allait le régénérer, effacer cette impression d’amertume et de privation. Enfin, il cesserait de se sentir poussé par cette terrible nécessité et le chagrin destructeur qu’il avait éprouvés si profondément quand son seigneur était mort dans ses bras. Il restait un témoin : cette tache de sang qui refusait de s’effacer, malgré les efforts qu’il avait déployés. Il l’avait conservée pour garder en lui la haine vivace qui le consumait. A présent, le sommeil lui rendrait sa liberté.

Il se réveilla juste avant l’aube, à cette heure mystérieuse où les oiseaux commencent à s’agiter et à s’appeler doucement dans le silence. Il avait ouvert les yeux et vu, penché sur lui, un visage qui lui était inconnu, mais qu’il avait dans une certaine mesure envie de connaître, tant il semblait plein de vie, amical et calme, attendant courtoisement que l’autre sortît du sommeil.

— Je l’ai tué ? demanda Luc, pensant bien qu’un homme avec un visage pareil lui répondrait la vérité.

— Non, dit l’autre d’une voix grave et sereine. Ce n’était pas la peine. Mais pour vous, c’est tout comme. Laissez-le donc où il est.

L’explication lui parut un peu sibylline, mais il ne la discuta pas. Il s’assit dans l’herbe fraîche, retrouvant l’usage de ses sens petit à petit ; il commençait vaguement à se rappeler combien la forêt sentait bon, et ces étoiles qui pâlissaient dans le ciel, au-dessus de sa tête, évoquaient des feux follets parmi les branches des arbres. Il dévisagea attentivement Olivier, qui le regarda à son tour avec un petit sourire serein, sans mot dire.

— Je vous connais ? demanda Luc.

— Pas encore, mais ça ne tardera pas. Je me nomme Olivier de Bretagne et je sers sous Laurence d’Angers, comme votre maître. Je connaissais bien Rainald Bossard, nous étions amis. Nous sommes revenus ensemble de Terre sainte dans la suite de Laurence. On m’a chargé de remettre un message à Luc Meverel, et je suis sûr qu’il s’agit de vous.

— Un message ? Pour moi ? s’étonna Luc.

— De la part de votre cousine et châtelaine, Juliana Bossard. Elle vous supplie de rentrer, car elle a besoin de vous, et il n’y a personne qui puisse vous remplacer.

Luc, complètement ahuri, mit du temps à y croire ; mais il ne lui restait plus aucune énergie à présent qui lui permît de poursuivre sa route ou de tenter le moindre geste de son propre gré ; aussi accepta-t-il avec indifférence les suggestions d’Olivier.

— Maintenant il faudrait songer à regagner l’abbaye, dit ce dernier avec bon sens.

Il se leva, Luc l’imita et se leva aussi.

— Prenez le cheval, j’irai à pied, proposa Olivier à Luc qui s’exécuta.

C’était comme accompagner gentiment un simple d’esprit là où il devait se rendre, en le tenant par la main sans le lâcher d’un pas. Ils finirent par retrouver leur chemin, et tout près de la vieille piste ils virent les deux chevaux que Hugh avait laissés à leur endroit, et le palefrenier qui dormait à poings fermés dans l’herbe, à côté. Olivier reprit sa monture et Luc enfourcha l’autre, avec cette légèreté que donne l’habitude ; il n’avait pas perdu ses réflexes. C’était toujours ça. Bâillant à se décrocher la mâchoire, le palefrenier, qui connaissait bien la route, prit la tête de la colonne. Ils étaient à mi-chemin de la Méole et du pont étroit menant à la grand-route quand Luc se décida à ouvrir la bouche.

— D’après vous, elle veut que je revienne, dit-il soudain, et dans sa voix perçaient l’espoir et la souffrance. C’est bien vrai ? Je l’ai quittée sans un mot, mais que pouvais-je faire d’autre ? Que peut-elle penser de moi à présent ?

— Mais... que vous aviez vos raisons pour partir, comme elle a les siennes pour vouloir que vous rentriez. Je vous ai cherché, à sa demande, à travers la moitié de l’Angleterre. Que vous faut-il de plus ?

— Je croyais ne jamais revenir, dit Luc, encore tout étonné et dubitatif, avant de se retourner sur la longue route qu’il avait parcourue.

Il croyait aussi ne jamais revenir à Shrewsbury. Et pourtant il était là, dans la fraîcheur lumineuse de l’aube bien avant prime, chevauchant de concert avec ce jeune étranger sur le pont de bois qui enjambait la Méole, au lieu de patauger dans le petit ruisseau du champ de pois, car c’est par là qu’il avait quitté l’abbaye. Ils abordèrent la grand-route, longèrent le moulin et l’étang, franchirent le portail et arrivèrent dans la grande cour. Ils mirent pied à terre et le palefrenier remmena les chevaux vers la ville d’un pas soutenu.

Luc jeta un coup d’oeil à la ronde, sans réagir, comme s’il découvrait ces lieux qui l’entouraient, et que ses sens étaient encore engourdis dans leurs efforts pour revenir à la vie. A cette heure-ci, la cour était vide. Enfin pas tout à fait. Il y avait quelqu’un d’assis sur les marches de pierre menant à l’hôtellerie, un être solitaire et tranquille, au visage tourné vers le portail. Il vit une silhouette se lever, descendre l’escalier et se diriger vers eux d’un pas vif et léger. C’est alors qu’il reconnut Melannguell.

Elle au moins lui était parfaitement familière. Il la regarda et il n’est pas jusqu’aux pierres du mur derrière elle et aux pavés sous ses pieds qui ne retrouvèrent couleur, forme et réalité. La lumière grise d’entre chien et loup n’arrivait pas à estomper le dessin de sa tête et de ses mains ni à assombrir l’or de ses cheveux. Luc sentit que la vie lui revenait à grands flots douloureux, comme naît la douleur après une blessure. Elle accourait au-devant de lui, les mains à peine tendues, le visage levé, et sur ses lèvres comme dans ses yeux brillait l’étincelle d’un sourire inquiet. Alors, comme elle hésitait pour la première fois à quelques pas de lui, il remarqua la marque sombre du coup qu’elle avait sur la joue.

C’est en voyant cette ecchymose qu’il s’effondra. Il trembla violemment de la tête aux pieds partagé entre la honte et le chagrin, et il tomba, les yeux brouillés, dans les bras qu’elle tendait vers lui. À genoux il la prit par la taille et, le visage pressé contre ses seins, il éclata en sanglots aussi naturels et purificateurs que la fontaine miraculeuse de sainte Winifred.

 

Il avait retrouvé le contrôle de sa voix, son visage s’était rasséréné quand, dans le parloir de l’abbé, après le chapitre, il retrouva l’abbé, le prieur, frère Cadfael, Hugh Beringar et Olivier. Ensemble, ils voulaient élucider tous les détails de la mort de Rainald Bossard et tout ce qui s’était passé ensuite.

— Je vous ai involontairement induit en erreur, dit Cadfael, revenant sur l’entretien au terme duquel il était parti en toute hâte. Quand vous m’avez demandé si nous avions abrité un meurtrier sans le savoir, je vous ai répondu en toute sincérité que je le croyais, mais qu’on avait peut-être encore le temps d’empêcher un second meurtre. C’est seulement après que j’ai compris comment vous aviez pu interpréter mes paroles, alors que nous venions de tomber sur une chemise maculée de sang. Mais si en fait le meurtrier avait pu être éclaboussé au niveau de la manche ou du col, cette grande marque qui couvrait l’épaule et la poitrine jusqu’au coeur signifiait tout autre chose. Non, cette chemise appartenait sûrement à celui qui a tenu dans ses bras un homme blessé à mort et qui l’a vu mourir. De plus l’assassin, s’il s’était ainsi taché, n’aurait jamais conservé, et encore moins emporté dans ses bagages, un vêtement aussi compromettant ; il l’aurait brûlé ou enterré, enfin il s’en serait débarrassé d’une manière ou d’une autre. Non, cette chemise, qu’on avait cependant soigneusement lavée, avait gardé très clairement le contour de la tache de sang, et pour son propriétaire c’était une sorte de relique, lui rappelant qu’il était chargé de la vengeance. C’est ainsi que j’ai compris que ce même Luc que nous connaissions sous le nom de Matthieu – c’est dans sa besace qu’on avait trouvé ce vêtement – n’était pas l’assassin. Mais quand je me suis rappelé tous les mots que j’avais entendu prononcer par ces deux jeunes gens, et toutes les démonstrations de dévouement qu’ils avaient l’un pour l’autre, j’ai compris soudain que j’avais tout interprété de travers et que c’était d’une poursuite qu’il s’agissait, et j’ai eu peur qu’elle ne se terminât par un meurtre.

L’abbé regarda Luc et lui demanda simplement si cette interprétation était exacte.

— En tout point, père. J’étais avec mon seigneur cette nuit-là, pas loin du vieux moutier, quand quatre ou cinq hommes sont tombés sur le clerc. Mon maître s’est précipité, et moi avec, pour les mettre en fuite. Ils se sont sauvés, mais l’un d’eux s’est retourné et l’a poignardé. Je l’ai vu, il ne s’agissait pas d’un geste involontaire ! Je tenais mon seigneur dans mes bras – il s’était montré bon envers moi et je l’aimais (les yeux de Luc flamboyèrent à ce souvenir). Il est mort presque tout de suite, le temps d’un regard... J’avais vu le meurtrier s’enfuir dans une petite rue, près de la maison du chapitre. Je l’ai suivi, et j’ai entendu des voix dans la sacristie, l’évêque venait de sortir de la salle capitulaire, le concile étant terminé pour cette nuit ; c’est là que Ciarann a trouvé l’évêque. Il est tombé à genoux devant lui et lui a tout raconté. J’étais caché, j’ai tout entendu. Je crois même qu’il s’attendait à des félicitations.

— Est-ce possible ? s’exclama le prieur, profondément scandalisé. Jamais Sa Seigneurie n’aurait pu être complice d’un acte aussi noir, ni pardonner à l’assassin.

— Oh ! il n’a pas pardonné ! Mais il n’a pas voulu non plus livrer un de ses fidèles serviteurs à la justice. Maintenant, pour être franc, ajouta Luc avec un dégoût manifeste, il ne tenait pas à provoquer d’autres conflits ni d’autres querelles ; ce qui l’intéressait surtout c’était d’éviter tout ce qui pouvait nuire à l’impératrice ou menacer son propre plan pour la paix. Pourtant pardonner un meurtre, cela le révoltait. J’ai entendu la condamnation infligée à Ciarann – dont j’ignorais tout, jusqu’à son nom. Il l’a banni et renvoyé chez lui à Dublin, à jamais, il l’a forcé à se rendre à Bangor puis à Caergybi pieds nus, avec cette lourde croix au cou. Et si jamais il mettait des souliers ou s’il enlevait la croix qu’il portait au cou, il signerait son arrêt de mort, et n’importe qui aurait le droit de le tuer sans encourir aucun reproche. Mais regardez la malhonnêteté de l’évêque ! poursuivit Luc, outré. Non seulement il a donné son anneau à ce misérable pour qu’il bénéficie de la protection de l’Église jusqu’à Bangor, mais il s’est bien gardé de souffler mot à qui que ce soit de sa décision, de sorte que Ciarann ne risquait pas grand-chose. À part eux deux, qui aurait pu être au courant si Dieu n’avait veillé à placer un témoin qui entendrait cette sentence et serait prêt à l’exécuter de ses propres mains ?

— Et ce témoin, c’était vous, conclut l’abbé, d’une voix calme, sans porter le moindre jugement.

— Exactement, père. Car, quand Ciarann a prêté serment de respecter la décision de l’abbé sous peine de mort, j’ai juré tout aussi solennellement de le suivre à travers tout le pays et, si jamais il manquait à sa parole un seul instant, je le tuerais et vengerais mon seigneur.

— Et comment avez-vous su que c’était bien cet homme-là dont il s’agissait ? demanda l’abbé avec la même douceur. Vous avez dit vous-même que vous n’aviez pas bien vu son visage et que vous ne connaissiez pas son nom.

— J’avais deviné le chemin qu’il prendrait, il n’y en a pas trente-six, et le jour où il partirait. J’ai attendu au bord de la route quelqu’un qui se dirige vers le nord, nu-pieds, un homme qui jusque-là aurait plutôt eu l’habitude d’être bien chaussé, dit Luc avec un petit sourire en coin. J’ai vu la croix qu’il portait au cou. Je me suis mis à côté de lui et je lui ai dit non pas qui j’étais mais ce que je comptais faire. J’ai pris un autre nom, comme ça, si j’échouais, le déshonneur ne rejaillirait pas sur la maison de ma dame. Matthieu, Luc, c’était toujours un évangéliste ! Je l’ai suivi pas à pas, jusqu’ici, sans jamais le quitter des yeux, ni de jour ni de nuit, sans jamais le laisser oublier que je comptais bien le tuer. Il ne pouvait demander qu’on l’aide à se débarrasser de moi, car aussitôt je l’aurais dépouillé de son déguisement de pèlerin et j’aurais dit qui il était en réalité. Mais je ne pouvais pas non plus le dénoncer ouvertement, un peu parce que je me méfiais de l’évêque, et puis parce que moi aussi je trouvais qu’il y avait assez de violence dans le pays – d’ailleurs je n’en avais qu’après un seul homme ! et qui m’appartenait ; personne d’autre n’avait le droit de se venger sur lui ou de le menacer. Alors on est resté ensemble, lui essayant constamment de m’échapper – mais il avait été élevé à la cour, il était fragile et handicapé par la route, et moi je le serrais de près, attendant mon heure.

Il leva soudain la tête et surprit le regard compatissant et calme de l’abbé ; ses grands yeux à lui étaient noirs, et lumineux.

— Oui je sais, ce n’est pas bien. Mais tuer quelqu’un non plus. Cette tâche, c’était mon affaire, et pas celle de mon maître, qui n’avait pas failli, et qu’on a enterré pour avoir défendu un adversaire.

Ce fut Olivier, qui n’avait pas ouvert la bouche jusqu’alors, qui eut le mot de la fin.

— Tout comme vous ! murmura-t-il.

 

La mort, c’était clair, n’avait pas voulu de Luc, se dit Cadfael, au moment de l’élévation, mais il ne faudrait jamais oublier qu’il s’était interposé entre son ennemi et ceux qui voulaient le tuer. L’enfer aussi avait refermé sa gueule et refusé de le dévorer. Il était jeune, purifié, et revenait à la vie après une sorte de mort. Oui, Olivier avait dit vrai. Il avait risqué sa vie pour protéger celle de son ennemi. Que restait-il entre Luc et son maître sinon cet accident dénué de sens, la mort elle-même ?

Tout en priant intensément, Cadfael se dit que, tandis que sainte Winifred s’efforçait de remettre de l’ordre dans la vie d’une demi-douzaine de personnes à Shrewsbury, c’était le sort de tous les Anglais qui se jouait, qui se réglerait peut-être avec moins de sagesse et de compassion. Car à l’heure qu’il était, le jour du couronnement de l’impératrice risquait d’être déjà fixée, et peut-être même avait-elle déjà été couronnée. Nul doute que Dieu et les saints ne se penchent aussi sur cette question.

Un peu avant vêpres Matthieu-Luc vint redemander audience à l’abbé. Radulphe le fit entrer sans poser aucune question et resta seul avec lui, se doutant bien de ce qui l’amenait.

— Acceptez-vous de m’entendre en confession, père ? Je voudrais que vous m’absolviez pour ce voeu auquel je n’ai pas su être fidèle. Et avant de me tourner vers l’avenir, je voudrais être libéré du passé.

— Voilà qui me semble marqué au coin du bon sens, répondit Radulphe. Mais dites-moi, est-ce que vous me demandez l’absolution parce que vous n’avez pas réussi à tenir ce que vous aviez promis ?

Luc, qui s’était déjà mis à genoux, leva un moment la tête, montrant à l’abbé un visage franc, ouvert.

— Non, père, mais pour avoir prononcé un pareil serment. L’arrogance peut se nicher même dans le chagrin.

— Ainsi mon fils, vous avez appris que la vengeance n’appartient qu’à Dieu ?

— Et plus encore, père. J’ai compris qu’entre les mains de Dieu la vengeance était assurée. Même si elle tarde à venir, et quelle que soit la manière dont elle se manifeste, le compte final sera exact.

Quand ce fut terminé, quand il eut dit tout ce qu’il avait sur le coeur, d’une voix mesurée, en prenant tout son temps pour réfléchir, quand il se fut débarrassé de la rancoeur, de l’impatience et de l’amertume qui le tourmentaient, il se releva avec un grand soupir, offrant un visage clair et décidé.

— Permettez-moi de bénéficier encore de votre bonté, père. Un de nos prêtres pourrait-il m’unir à mon épouse avant que je ne parte d’ici ? Car c’est ici que j’aimerais renaître à la vie et à l’amour en même temps.

Le Pèlerin de la haine
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